"Parce qu’un poète, c’est toujours un pays qui marche, boiteux, cassé, cagneux, tanguant, tout ce qu’on voudra, mais debout, en avant, dressé comme une forêt, même si c’est son ombre toujours sur la terre qu’on voit, ou son reflet. L’illusion est complète pour qui croit la comprendre. Lui–même n’y comprend rien."
Guy Joffette
Verlaine d’ardoise et de pluie
des petits riens aussi légers que l’air
un baiser furtif sous le tilleul en fleurs
le premier
dans l'attente de rien on voit parfois
venir au loin l'illusion - ou l'espoir - de l'ombre
d'un amour interdit
l'os des mots la moelle de la pensée
et la sève et le sang
et l’air que l’on respire
être à nu
battus brisés esquintés fracassés
soumis aux serres de la pensée
et la vague éphémère et cruelle
qui hurle à la lune efflanquée
et jette ses embruns
sur les corps suppliciés


oh! cadavres ambiants qui font la mort sommeil
étendus raides et pâles
au pied des palissades grises
sous les yeux révulsés de chiens galeux et décharnés
oh! corps embarrassants
jetés sur le pavé
sous les pas des passants trop pressés de passer
et leurs regards absents

comme surgis des ténèbres
des souvenirs qui se disaient perdus
tapis dans l'ombre blême
- éternels tourments
les démons revanchards
de ces temps exécrables
où la mort et moi faisions ami-ami
s'invitent dans ma nuit
Éros et Thanatos
se moquent de mes peurs
embarquement six pieds sous terre
entonnent-ils en chœur
pour moi qui hier encore
rêvais d'embarquer pour Cythère
vivre nous tue

âme encombrée d'un amer destin
et noir comme la suie mais
amante merveilleuse
délicieuse liqueur
sirop suave et saline sueur
piment
caresse venimeuse
union d'élémentaire et d'essentiel
silence issu d'intemporel
miracle de l'immobilité
saillie splendide
râles
abandon
agonie d'univers
poussière d'étoiles
illusions cosmiques
infinitude de la beauté

au temps des feuilles mortes
et des amours perdues
passe de l'ombre à la clarté parfois
la trouble et sombre beauté
des corps misérables
et disgracieux
ta peau plus délicate que le velours
et douce que la soie
ton sein lourd comme un fruit mûr
et le creux de tes reins
et moi silencieux
le cerveau fracassé à hurler sa douleur
écrasé sous la masse noire des nuits
l'âme amuïe le cœur brisé
et la perte et l’oubli
j'arpente à grands pas et la plume à la main
tous les chants des possibles
les chants de Maldoror
et les Chandernagor
les chants désenchantés
les chants désespérés
les chants bien mal troussés
les chants élyséens
je chante sans tambour ni tempêtes
le chant des blés trop mûrs
au bord de l'Océan le chant des alizés
léger comme un tissus de soie
je chante - et je déchante aussi
en songeant à la fuite des heures
des jours des mois des ans
je suis un fou chantant
l'insoutenable légèreté de l'air
l'affolante splendeur des étoiles
la lumière tragique des jours sombres
l'invraisemblable intensité du sentiment amoureux
solitudes

des jours disparus et des amours perdus
le regard las de l'âme
luit
noyé dans l'écume des nuits
il y a les jours avec
et il y a les jours sang
les jours comme aujourd’hui
où les ombres de hommes
pâles comme des aubes blêmes
traînent leur peine et hâlent leur ennui
et les autres radieux
sans guerre ni haine ni combat
quand le ciel s’auréole d’or
et que la mer étale délivre ses mystères
des anges lucifériens
s’affalent dans la boue
de champs de déshonneur
- effarés et grotesques
des fillettes livides
abandonnent leur vertu
à des fauves obscènes
- victimes expiatoires
de tant de crimes impunis
sur la Terre implacable tyran
la mort s’active en ricanant
et sans faillir dévore un à un les vivants

chairs consumées de jeux et plaisirs éphémères
songez - déjà - à honorer le jour
où tout ne sera plus que flammes braises et cendres
